4) L’AUTRE-MONDE
Cette démarche spirituelle qui consiste à dépasser le réel apparent pour découvrir ce qu’il y a derrière, attitude très nettement « surréaliste », ne peut se faire que si l’on objective ce qu’il y a derrière. Toute action humaine, motivée par une cause, en l’occurrence la vie, suppose un but. Et même si l’on n’aboutit pas à un but fixé, on parvient cependant à un résultat, à une conséquence, celle-ci pouvant être éloignée ou proche du but projeté. C’est une règle syntaxique, mais c’est surtout une réalité philosophique.
Pour les Celtes, le but projeté, objectivé, c’est ce qu’on appelle l’Autre-Monde. Il ne ressemble guère à l’Au-delà chrétien, ni à ces zones vagues de la non-conscience que les Grecs et les Latins ont imaginées à travers leur matérialisme rationalisant. « D’après vous [les druides], les ombres ne gagnent pas le séjour silencieux de l’Érèbe et les pâles royaumes de Dis ; le même esprit gouverne un autre corps dans un autre monde » (Lucain, La Pharsale, v. 450-451). « Les âmes ne périssent point, mais passent après la mort d’un corps dans un autre » (César, VI, 14). La croyance en l’immortalité de l’âme a dérouté les Grecs et les Latins qui, eux, n’y croyaient pas. César, en fin stratège, estime que c’est une astuce des druides, « propre à exciter le courage en supprimant la peur de la mort » (VI, 14). Pomponius Méla dit la même chose : « Les âmes sont immortelles et il y a une autre vie chez les morts, ce qui les rend plus courageux à la guerre » (III, 3). Mais si cela les étonnait, les auteurs de l’Antiquité classique témoignent tous sans exception de ce dogme de l’immortalité de l’âme et de la renaissance ailleurs. Valère-Maxime trouve cette opinion stupide, mais admire qu’elle soit identique à l’opinion de Pythagore (II, 6). De toute façon, cela n’était point conforme à la pensée méditerranéenne classique, ni même, à cette époque, à la mentalité d’un certain nombre de Juifs pour qui le Messie ne devait être qu’un roi terrestre redresseur de torts.
II reste à déterminer comment les Celtes ont vu cet ailleurs. Car il s’agit bien d’un Autre-Monde. On a pensé, en interprétant à la lettre les paroles de César (« d’un corps dans un autre »), que les Celtes ont cru à la doctrine de la transmigration des âmes. Tous les auteurs sont formels : la renaissance promise a lieu ailleurs, et il n’y a dans la tradition celtique absolument aucune trace de métempsycose, de transmigration des âmes ou de réincarnation dans ce monde-ci. Les exemples souvent mis en avant, comme ceux de Tuân mac Cairill, de Fintan et même de Taliesin, ne sont que des cas isolés relevant du mythe, les personnages en question étant représentatifs de la perpétuelle transformation des êtres et des choses. En tout cas, il n’y a rien, dans la tradition celtique, qui ressemble, de près ou de loin, aux doctrines hindoues et bouddhiques des cycles de réincarnation. Toute affirmation contraire, et toute tentative d’inclure la pensée druidique dans la pensée orientale par un vague « retour aux sources » parfaitement fumeux, ne sont que spéculations intellectuelles gratuites résultant d’une méconnaissance absolue des documents qui sont nets, précis et sans aucune ambiguïté.
Ailleurs, c’est l’Autre-Monde. Il est décrit un peu partout dans les récits irlandais et gallois, et même dans les romans arthuriens. On pourrait y ajouter les contes populaires de toute l’Europe occidentale qui ne tarissent pas de détails sur ce séjour d’après la mort. Il n’est pas sinistre, du moins avant que le christianisme romain n’y ait introduit, avec la culpabilisation des actes humains, la notion d’Enfer diabolique, châtiment des pécheurs. Le péché est inconnu des Celtes. Le châtiment éternel est inconnu de la doctrine druidique. L’Enfer, au sens chrétien, n’est pas pensable dans la pensée druidique.
L’Autre-Monde est l’endroit intemporel et a-spatial où se réalise le monde imaginé par le plan divin. Il n’y a donc plus de contingences négatives. Il n’y a plus les trois fonctions nécessaires à l’établissement de la société divine sur terre, puisque là, cette société divine existe dans sa perfection. Plus de fonctions, cela signifie : plus de classes. Il n’y a plus de travail non plus, puisque le travail est souffrance indispensable pour arriver au dépassement et que là, le dépassement est déjà opéré. Il n’y a plus de vieillesse, puisque le temps n’existe plus, du moins dans sa version relative. Il n’y a plus de mort, puisque la mort est transcendée. Ainsi apparaissent les images somptueuses de l’île d’Avallon, ou d’Émain Ablach, cette Insula Pomorum des légendes.
Cette île est aussi appelée « Île Fortunée parce que toute végétation y est naturelle. Il n’est point nécessaire que les habitants la cultivent. Toute culture est absente, sauf celle que fait la nature elle-même. Les moissons y sont riches et les forêts y sont couvertes de pommes et de raisins. Le sol produit tout comme si c’était de l’herbe. On y vit cent années et plus. Neuf sœurs y gouvernent par une douce loi et font connaître cette loi à ceux qui viennent de nos régions vers elles. De ces neuf sœurs, il en est une qui dépasse toutes les autres par sa beauté et sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne à quoi servent les plantes, comment guérir les maladies… »[354]. « Il y a une île lointaine ; alentour, les chevaux de la mer brillent, belle course contre les vagues écumantes ; quatre pieds la supportent. Charme des yeux, glorieuse étendue est la plaine sur laquelle les armées jouent… Jolie terre à travers les siècles du monde, où se répandent maintes fleurs. Un vieil arbre est là avec les fleurs, sur lequel les oiseaux appellent aux heures… Inconnue la plainte ou la traîtrise dans la terre cultivée bien connue ; il n’y a rien de grossier ni de rude, mais une douce musique qui frappe l’oreille. Ni chagrin, ni deuil, ni mort, ni maladie, ni faiblesse, voilà le signe d’Émain ; rare est une pareille merveille. Beauté d’une terre merveilleuse, dont les aspects sont aimables, dont la vue est une belle contrée, incomparable en est la brume… Des richesses, des trésors de toute couleur sont dans la Terre calme, fraîche beauté, qui écoute la douce musique en buvant le meilleur vin… »[355]. « Je suis allé d’une allure alerte dans un pays merveilleux, bien qu’il me fût familier… Il y a un arbre à la porte du château ; l’harmonie qu’il émet n’est pas déplaisante, arbre d’argent où brille le soleil ; sa splendeur est pareille à l’or. Il y a là trois vingtaines d’arbres ; leur sommet se touche, ne se touche pas ; trois cents hommes se nourrissent de chaque arbre, de leur fruit multiple et simple… Là est une cuve d’hydromel joyeux que l’on partage à la maisonnée ; elle reste toujours, la coutume est établie qu’elle soit pleine à tout jamais »[356].
C’est vers cette île merveilleuse que se dirigent les héros païens comme Bran, fils de Fébal et Cûchulainn, des personnages à peine christianisés comme Maelduin[357], ou le roi Arthur, après la bataille où il est blessé mortellement, des saints du christianisme celtique comme Brendan, « à la recherche du Paradis »[358]. Mais des auteurs grecs ont également témoigné de cette croyance en des îles merveilleuses situées quelque part du côté du soleil couchant, c’est-à-dire derrière soi, si l’on se réfère à l’orientation celtique. Plutarque raconte en effet qu’une certaine île Ogygie se trouve « à cinq jours de navigation de la Bretagne, vers l’ouest ». Il y a d’ailleurs trois autres îles. « Dans l’une d’elles, suivant les fables que racontent les Barbares, Khronos aurait été emprisonné par Zeus. Son fils étant son gardien, il résidait dans l’île la plus éloignée… » Il arrive que des humains puissent aborder dans cette île : « Il leur est permis de partir une fois qu’ils ont célébré pendant treize ans le culte du dieu. Mais la plupart préfèrent rester, les uns parce qu’ils se sont habitués, les autres parce que, sans peine et sans travail, ils ont tout en abondance, en s’occupant des sacrifices ou des cérémonies, ou bien en pratiquant les lettres et la philosophie »[359]. Cela rappelle le récit de la Navigation de Bran : après un séjour à Émain Ablach, Bran et ses compagnons sont saisis par la nostalgie de l’Irlande. On leur permet de s’en aller en les avertissant de ne pas mettre le pied à terre lorsqu’ils seront en vue de leur pays. Une fois arrivés, ils s’aperçoivent qu’il s’est écoulé deux cents ans depuis qu’ils ont quitté l’Irlande, alors qu’eux-mêmes sont persuadés avoir été absents quelques semaines. De plus, un des leurs met pied à terre et tombe en cendres[360]. Ce motif est bien connu de nombreux récits du Moyen Âge, ainsi que de contes de la tradition populaire orale[361].
Ce séjour bienheureux se caractérise par une absence de temps qui a pour conséquence l’élimination de la vieillesse, de la maladie, de la guerre et de la mort. La nourriture et la boisson sont inépuisables, symbolisés par la Pomme et aussi par le vin ou l’hydromel. C’est aussi la « Terre des Femmes », dont la reine est une femme divine, Morgane en particulier, celle qui accueille, nourrit, abreuve et comble de volupté. Car l’aspect érotique est loin d’être absent de ces évocations du paradis. Il n’y a plus de classes, donc plus de guerriers, sauf quand ils jouent, et naturellement plus de druides, puisque tous les habitants de l’Autre-Monde, parvenus à un très haut degré de sagesse, sont tous devenus des dieux-druides. En fait, c’est la troisième fonction qui est exaltée et qui englobe les deux autres en les dépassant. Là, pour reprendre la formule baudelairienne, « tout n’est que luxe, calme et volupté ». On peut y ajouter l’abondance. Le chaudron du Dagda, c’est-à-dire le Graal, y est le récipient de toutes les richesses, et plus on y puise, plus il est plein. Ainsi se trouvent résorbées les contradictions du monde.
Cet Autre-Monde n’est pas toujours situé dans les îles du bout de la terre. Il arrive qu’il soit localisé dans les tertres, dans le sidh, dont le nom signifie proprement « paix ». Mais le paysage est le même : grande plaine où courent des chevaux, où paissent des troupeaux, où jouent les ex-guerriers, vergers merveilleux qui produisent des pommes en toute saison, musiques célestes, temps éternellement serein, richesse et beauté, femmes féeriques, breuvages divins. Et cela se trouve à côté des humains, sous leurs pieds, dans l’univers des tertres, au-delà de l’apparence : ceux qui ne savent pas ne voient pas autre chose que des souterrains humides et froids. Ceux qui ne savent pas, ce sont ceux qui n’ont pas pu dépasser le réel apparent et regarder l’univers « surréel » qui s’ouvre devant leurs yeux aveuglés.
Une question se pose cependant : cet univers merveilleux est-il éternel ? On serait tenté de répondre affirmativement. Or, il n’en est rien. L’éternité d’un tel Autre-Monde serait en opposition complète avec la conception métaphysique des druides : tout n’est que mouvement, tout est en perpétuelle transformation, et si rien ne meurt, rien ne demeure stable. La vision paradisiaque de l’Autre-Monde est une vision de stabilité qui est inconciliable avec la thèse du mouvement perpétuel. C’est Plutarque qui nous le dit le premier : « D’après Démétrios, parmi les îles qui entourent la Bretagne, plusieurs sont désertes, dispersées, et quelques-unes tirent leurs noms de quelque héros ou de quelque démon. Navigant dans ces régions sur ordre du roi, afin de recueillir des informations, Démétrios aborda dans la plus proche de ces îles désertes. Elle ne comportait pas beaucoup d’habitants, mais ceux-ci étaient sacrés aux yeux des Bretons, et protégée de toute injure de leur part. Au moment où il aborda, un grand trouble se manifesta dans l’air, accompagné de nombreux prodiges dans le ciel. Les vents soufflaient avec fracas, et la foudre tomba en plusieurs endroits. Puis, le calme se rétablit. Les insulaires lui dirent qu’il venait de se produire une éclipse de quelque être supérieur. Ils ajoutèrent que, de même qu’une lampe n’offre rien de fâcheux lorsqu’on l’allume, mais qu’elle peut causer des troubles fâcheux[362] quand on l’éteint, les grandes âmes ne font jamais de mal et procurent leurs bienfaits tant qu’ils vivent, mais provoquent des vents et de la grêle, comme aujourd’hui, lorsqu’elles viennent à s’éteindre ou à périr fréquemment. Souvent, elles peuvent également causer dans l’air des émanations pestilentielles. C’est dans ces îles, dit encore Démétrios, que Khronos endormi, et gardé par Briarée, est retenu prisonnier… »[363]. On remarquera que Khronos, le « temps », est endormi. On remarquera également qu’il est question de morts qui sont fréquentes. On ne peut déterminer, d’après le texte, s’il s’agit de la mort répétée d’une même « âme supérieure », ou la fréquence de l’événement, mais le doute subsiste. Et de toute façon, dans cet Autre-Monde celtique, les « âmes supérieures » s’éteignent. Où vont-elles, puisqu’il n’y a pas de mort au sens terrestre du terme ?
La réponse n’est pas difficile. Ailleurs, encore ailleurs. L’Autre-Monde n’est que transitoire, et plus que jamais, « la mort est le milieu d’une longue vie ». Dans le cycle du temps, les mondes peuvent être infinis, et les êtres peuvent passer de l’un à l’autre. L’Autre-Monde décrit par les Celtes n’est qu’un seul parmi des mondes infinis. Mais les portes de cet Autre-Monde ne sont jamais closes, et il n’y a pas d’état irrémédiable. L’opinion druidique est que le mouvement perpétuel de l’évolution est un mouvement périodique, réglé selon des fréquences. En fait, l’énergie est fréquence, ce qui concorde absolument avec les plus récentes théories scientifiques. Cette conception de la fréquence est illustrée dans les récits celtiques par la facilité avec laquelle on passe d’un monde à l’autre, que l’on soit vivant ou mort. La nuit de Samain, le monde du sidh, est ouvert à qui veut le pénétrer. Les habitants du sidh se répandent souvent parmi les humains, et de nombreux humains, à condition d’être des héros, c’est-à-dire « initiés », font des séjours dans le sidh, ne serait-ce que par le rêve, comme le chaman. Les exemples ne manquent pas de ces « expéditions vers l’Autre-Monde », de ces « navigations vers la Terre des Fées », ou vers le Paradis, à la fois dans les récits irlandais et gallois, dans les romans arthuriens et dans les contes populaires. Et puis, il existe un mythe significatif : celui du Gué des Âmes. C’est l’histoire des moutons blancs qui deviennent noirs, et inversement, en passant d’une rive à l’autre, ou d’un côté à l’autre d’une palissade. Il ne peut y avoir aucun doute là-dessus : la conception celtique de l’Autre-Monde fait de celui-ci une sorte de plate-forme d’attente, où convergent les individus et d’où ils peuvent repartir vers ce monde-ci ou vers un ailleurs.
Tout être humain est donc appelé, par essence, par nature, par fonction, à transiter par l’Autre-Monde. Alors se précisent deux spéculations de la pensée celtique : il est préférable de savoir le chemin qui mène à cet Autre-Monde, même si l’on doit obligatoirement mourir ; d’autre part, il est possible à certains sages d’accomplir le voyage de leur vivant sans passer par la mort. Ainsi apparaît un thème qui a eu un immense succès littéraire et qui, pourtant, n’est qu’un rite d’initiation, celui de la Quête.